55,5 millions d'euros remboursés à tort par l'Assurance Maladie ?
Deux étudiants de l'institut Mines-Télécom Atlantique ont travaillé pendant 6 mois sur les factures d'audioprothésistes remboursées par l'Assurance Maladie. L'objectif était d'évaluer la réalité des fraudes. Ils concluent que 1 % des factures présentent des anomalies pouvant faire penser à une fraude, représentant un total de 55,5 millions d'euros potentiellement remboursés à tort.

Clément Leriche et Robin Morgand, deux étudiants à l'institut Mines-Télécom Atlantique, ont étudié les feuilles des aides auditives remboursées entre 2021 et 2024 grâce à l'intelligence artificielle pour évaluer les fraudes.
Nathalie Bloch-SitbonPendant 6 mois, Clément Leriche et Robin Morgand, étudiants à l’institut Mines-Télécom Atlantique, ont travaillé en collaboration avec le Syndicat des audioprothésistes (SDA) sur les méthodes de détection des fraudes aux audioprothèses. Ils ont présenté le résultat de leur étude le 19 mars 2025, lors du Congrès des audioprothésistes. Ils se sont fondés sur les données du Système National des Données de Santé (SNDS), géré par la Caisse Nationale de l’Assurance Maladie, grâce à l’accès du président du SDA, Brice Jantzem.
Pour cela, ils ont extrait les remboursements d’audioprothèses de l’institution sous forme de données anonymisées. Leur étude a porté sur 4,7 millions d’appareils fournis, soit 6,2 milliards d’euros dépensés, dans 8 921 établissements observés, sur la période 2021-2024. Les données ont été analysées à travers des algorithmes.
L’Intelligence artificielle pour filtrer les centres en anomalie
Grâce à l’intelligence artificielle, ils ont créé un outil de visualisation rapide des données sous forme d’un tableau de bord interactif avec un tri par année, par région et par département. Le tableau permet d’établir la répartition moyenne d’âge des patients, le prix moyen par aides auditives, la part de classes I et II, la proportion de Complémentaire santé solidaire, les chiffres d’affaires par établissement, l’évolution mensuelle moyenne du nombre d’appareils, et bien d’autres. Grâce à cet outil, il est possible de faire des comparaisons rapides entre un établissement et la moyenne, ainsi que des comparaisons géographiques ou chronologiques.
Ils ont alors établi qu’un établissement « moyen » équipait des patients âgés en moyenne de 73 ans, posait 169 appareils par an, dont 36 % de classe I, réalisait un chiffre d’affaires annuel de 223 850 euros et recevaient des prescriptions provenant de 35 médecins, dont 65 % d’ORL et 35 % de généralistes. Les étudiants estiment qu’un établissement fraudeur sera forcément hors norme, sur tout ou partie de ces critères.
1 % des feuilles de soins présentent une anomalie
Pour détecter les anomalies, ils ont isolé les remboursements atypiques, en passant l’ensemble des données à travers le filtre de l’intelligence artificielle, grâce au modèle d’apprentissage Isolation Forest. Avec l’aide du président du SDA, Brice Jantzem, qui leur a apporté le regard d’un professionnel, ils ont défini 14 indicateurs, liés au bénéficiaire, au type d’appareils, au délai entre prescription et appareillage et à la géographie, permettant d’identifier des anomalies. Ils ont ensuite établi des niveaux d’impact pour chaque indicateur d’anomalie. Un délai court entre la prescription et la facturation peut suggérer une ordonnance obtenue illégalement, une concentration inhabituelle de patients éloignés de l’établissement fait craindre un appareillage à domicile, un faible pourcentage d’ORL dans les prescripteurs vient peut-être d’un contournement des spécialistes, une faible moyenne d’âge des patients définit éventuellement des appareillages illégitimes, etc.
Parmi leurs résultats préliminaires, Clément Leriche et Robin Morgand ont notamment défini que, pour les centres présentant des anomalies, la moyenne d’âge se situe autour de 57 ans, la distance des bénéficiaires par rapport au centre est de plus de 200 km et le prescripteur exerce à plus de 300 km du centre audio.
Sur un total de 4,774 millions de transactions analysées pour la période 2021-2024, des anomalies ont ainsi été décelées sur 47 742 dossiers, soit 1 % d’entre eux. Les étudiants ont ensuite estimé les pertes potentielles à 55,5 millions d’euros.
Des chiffres en décalage avec ceux de l’Assurance Maladie
Hasard ou non ? La présentation des résultats des deux étudiants a eu lieu le même jour que l’Assurance Maladie détaillait son bilan annuel des fraudes ; bilan qui se révèle bien plus bas, selon l’organisme, qui estime à 115 millions d’euros le montant des fraudes en audioprothèse pour la seule année 2024, dont 88 millions d’euros évités, car stoppés à temps. Il reste donc, selon l’Assurance Maladie, 27 millions d’euros remboursés à tort. En 2023, la fraude s’élevait, selon son bilan 2023, à 21,3 millions. Si les trois quarts ont été stoppés, comme cette année, 5 millions seraient alors passés au travers des contrôles. En 2021 et 2022, en revanche, le phénomène de fraudes était marginal. Au bout du compte, l’institution annonce 32 millions de pertes imputables aux fraudes. On est loin des 55,5 millions calculés par les étudiants.
Néanmoins, les auteurs de l’étude ont tenu à préciser qu’un établissement présentant des anomalies ne signifie pas forcément que le centre a un comportement illégal, soulignant, par exemple, qu’un établissement travaillant avec des enfants montre une moyenne d’âge bien plus basse que la patientèle habituelle des audioprothésistes, ou encore qu’un centre actif dans la solidarité et spécialisé dans l’appareillage des personnes en difficulté totalisera plus de classe I que de classe II.
L’anomalie doit être vue avant tout comme un signal d’alerte nécessitant plus de vérifications. Il est également important de noter que les données utilisées dans cette étude sont anonymisées et que seule la CNAM peut éventuellement comparer ces résultats avec l’activité des centres installés pour aller vérifier sur place la réalité de la fraude.
Toujours est-il que Brice Jantzem a souligné qu’une telle méthodologie, mise en place par l’Assurance Maladie, pourrait rapidement filtrer les feuilles de soins, afin de contrôler prioritairement les centres présentant des anomalies.
Actuellement, l’organisme effectue des contrôles qui reposent sur des appels aux assurés sociaux ayant bénéficié d’une aide auditive et bloque les remboursements en attendant d’avoir la confirmation que l’acte a bien été réalisé, ce qui provoque des retards de règlements pour les centres auditifs.