Comment les blocages de l'Assurance Maladie mettent la profession sous pression

De nombreux remboursements sont actuellement bloqués par l'Assurance Maladie, qui mène une campagne de contrôle particulièrement intense dans certains territoires, ceux où les fraudes ont été plus importantes qu'ailleurs. Ces retards peuvent atteindre plusieurs mois et mettre en difficulté les centres. Parallèlement, les mutuelles ont également serré la vis et demandent toujours plus de preuves justificatives.

Par Sylvain labaune, publié le 25 avril 2025

Comment les blocages de l’Assurance Maladie mettent la profession sous pression

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L’audioprothèse est le secteur qui a généré le plus de fraudes pour l’Assurance Maladie en 2024. Des escrocs ont profité pendant plusieurs années des failles du système de remboursement, grâce, entre autres, à des numéros de Sécurité sociale achetés sur le dark web. En effet, jusqu’au 1er janvier 2025, il était encore possible d’obtenir des aides auditives entièrement remboursées, sans même présenter une carte Vitale. Un simple numéro de Sécurité sociale suffisait, laissant ouverte la possibilité que l’acte ne soit pas réellement réalisé et le remboursement demandé sans que le propriétaire du numéro en question soit même mis au courant. Autre possibilité, des personnes sans diplôme d’audioprothésiste appareillent les patients à la chaine, à domicile, sans proposer le suivi, générant des remboursements importants dans un temps limité.

Or, depuis peu, l’Assurance Maladie – tout comme les mutuelles – a considérablement serré la vis, au risque de pénaliser l’immense majorité des audioprothésistes, qui n’a pourtant rien à voir avec ces fraudes. Car les fraudeurs ne représentent qu’une minorité de personnes, souvent extérieures au secteur.

Revers de la médaille, ces contrôles renforcés allongent considérablement les délais de remboursement dans certains départements ; plus précisément, comme notre enquête l’a montré, ceux où les parts de 100 % Santé et de patients bénéficiaires de la Complémentaire santé solidaire (C2S) sont les plus élevées, qui sont également les secteurs les plus touchés par les fraudes.

Des blocages particulièrement importants en Seine-Saint-Denis

Ce constat est d’abord celui des professionnels du secteur qui observent, sur le terrain, une intensification des retards de remboursements. Brice Jantzem, président du Syndicat des audioprothésistes (SDA), rapporte de nombreux blocages en Seine-Saint-Denis, mais aussi dans certaines grandes villes comme Nantes. « En Seine-Saint-Denis, comme il y a eu beaucoup de fraudes, l’Assurance Maladie a décidé de faire des contrôles à priori, et non plus à postériori, comme elle le faisait jusqu’à présent », explique-t-il. Jusqu’à l’été 2024, l’Assurance Maladie partait du principe de rembourser d’abord et de réaliser les contrôles après coup, pour ne pas pénaliser les patients. « Sauf qu’avec le tiers payant, cela ne pénalise pas les patients, mais directement les audioprothésistes, car, dans ce cas, c’est le professionnel qui avance les frais pour le patient », souligne-t-il.

Cependant, en 2024, l’Assurance Maladie a connu une fraude de grande ampleur (7 millions d’euros), dont l’instigateur était localisé aux Émirats arabes unis et a donc pu conserver une bonne partie de son butin. « L’Assurance Maladie s’est dit que, si elle remboursait d’abord et que l’argent partait à l’étranger, elle ne pourrait plus le récupérer, car il s’agit souvent d’entreprises fictives qui ont facturé sans jamais avoir vu de patient », développe le président du SDA.

Actuellement, en Seine-Saint-Denis, l’Assurance Maladie mène ces contrôles en téléphonant aux patients pour s’assurer qu’ils ont bien bénéficié d’une aide auditive, en demandant parfois des pièces justificatives, comme la prescription ou l’audiogramme. « Le temps d’étudier cela, le remboursement peut prendre beaucoup de temps. »

Le SDA affirme avoir tout récemment interpelé la Caisse nationale de l’Assurance Maladie (CNAM) sur ces retards. « Celle-ci nous a assuré que les délais de remboursement n’excèdent pas un mois. D’après l’Assurance Maladie, si elle met plus d’un mois, c’est qu’il y a une suspicion de fraude », rapporte Brice Jantzem. Pourtant, sur le terrain, le SDA explique avoir constaté des délais bien supérieurs à un mois, en particulier chez des audioprothésistes dont la patientèle diffère un peu de la moyenne, comme ceux qui appareillent beaucoup d’enfants. « Dans les critères de contrôle à priori, l’Assurance Maladie s’appuie, entre autres, sur une moyenne d’âge élevée des patients. Ainsi, des audioprothésistes qui appareillent beaucoup d’enfants ont pu déclencher les alertes de la CNAM, car leur patientèle sort un peu des clous », poursuit le président du SDA. Cette sorte d’atypie génère parfois des délais de remboursement supérieurs à un mois, le temps pour elle de procéder à des vérifications plus poussées.

Ainsi, tout le monde n’est pas égal face aux blocages de l’organisme. Les audioprothésistes situés dans certains départements, dont la Seine-Saint-Denis, et ceux dont la patientèle sort des critères habituels sont les premiers à subir les impacts, avec des délais de remboursement allongés, allant au-delà d’un mois.

Un phénomène qui dépasse l’Île-de-France

Ce constat de terrain est également partagé par le Syndicat National des Entreprises de l’Audition (Synea), qui observe actuellement une généralisation des blocages de remboursement, bien au-delà du département du 93. Les signalements se multiplient dans plusieurs territoires, particulièrement en Île-de-France, mais aussi dans le Puy-de-Dôme, la Moselle ou encore l’Allier. « Les blocages sont en majeure partie liés aux fraudes et aux contrôles qui en découlent, confirme Véronique Bazillaud, qui suit ce dossier pour le Conseil d’administration du Synea. Si, historiquement, il arrivait parfois que des remboursements soient suspendus, notamment pour permettre l’instruction de certains dossiers, la situation a pris une tout autre ampleur depuis un an. Les demandes de pièces justificatives se sont intensifiées et les délais se sont considérablement allongés. »

À l’origine de ces contrôles renforcés, la multiplication des fraudes impliquant le plus souvent des bénéficiaires de la Complémentaire santé solidaire (C2S), dont le numéro de sécurité sociale peut avoir été usurpé ou avec lesquels une complicité a pu se mettre en place. La Caisse régionale d’Assurance Maladie d’Île-de-France (Cramif) aurait suspendu des paiements en Seine-Saint-Denis depuis parfois plus de 18 mois, dans l’attente de vérifications téléphoniques auprès de ces patients. « Mais ces patients, souvent fragiles, ne comprennent pas la démarche ou ne décrochent pas. Et sans réponse, les caisses estiment qu’elles n’ont pas la preuve que les assurés ont bien acheté des aides auditives et refusent de rembourser l’appareil. »

Selon le Synea, cet excès de prudence pénalise des audioprothésistes pourtant en règle. S’il est tout à fait légitime que les caisses d’Assurance Maladie procèdent à des contrôles, cela ne doit pas se faire de façon aveugle. « À force de vouloir sécuriser l’argent public, on finit par bloquer des audioprothésistes qui font simplement leur travail, insiste Véronique Bazillaud. C’est d’autant plus grave pour l’activité que les professionnels doivent, en plus de cela, faire face à une multiplication de contrôles postérieurs à la facturation, avec parfois deux ou trois ans de pièces justificatives à fournir. C’est en quelque sorte la double peine. »

Des règles mal interprétées par certaines caisses

D’après le Synea, certaines situations frisent l’absurde, comme en témoigne ce cas, dans l’Allier : « Un audioprothésiste a vendu un appareil sur prescription médicale, sans savoir que l’ordonnance avait été rédigée à l’issue d’une téléconsultation, raconte Véronique Bazillaud. Il n’était pas responsable de cette téléconsultation et rien ne l’indiquait sur le document. Aujourd’hui, la caisse refuse de payer. C’est une situation ubuesque : la Sécurité sociale redoute qu’il y ait eu une fausse consultation et, donc, une fausse ordonnance, mais l’audioprothésiste n’avait pas les moyens de le savoir. »

En mars 2025, l’Assurance Maladie a réaffirmé auprès d’Audioinfos365 que les prescriptions de prothèses auditives par téléconsultation sont toujours interdites. Les téléconsultations sont donc bien comptées parmi les fraudes. Elles représenteraient toutefois une très faible part des blocages pour des suspicions de fraudes, avait précisé l’organisme.

Le Synea, de son côté, fait également état de nombreux cas de factures rejetées à cause de délais d’ordonnance datant de plus d’un an : « Il y a encore des caisses primaires ou des complémentaires santé qui interprètent la loi. Par exemple, des ordonnances de plus de 12 mois sont parfois rejetées. » S’il s’agit bien d’une règle générale dans la santé, il n’y a en revanche pas de durée de validité pour une ordonnance en audioprothèse, le patient pouvant mettre du temps à se décider. « Heureusement, la CNAM intervient auprès des CPAM pour débloquer la situation quand le Synea signale ces anomalies », précise Véronique Bazillaud.

À ce jour, aucune échéance n’a été donnée quant à la fin de ces contrôles renforcés sur le secteur de l’audiologie. Le Synea affirme interpeler régulièrement la CNAM sur le sujet. L’institution reconnait le problème, sans pour autant parvenir à harmoniser les pratiques.

« La CNAM nous dit qu’elle va se rapprocher des caisses concernées, mais chaque CPAM reste relativement autonome. Nous n’avons, à ce jour, pas eu de retour concret. La Sécurité sociale est encore en train de « nettoyer » les gros fraudeurs », précise Véronique Bazillaud.

Les petits centres et les jeunes en difficulté

Pourtant, ces retards de remboursement ne sont pas sans conséquences. Les petits centres d’audioprothèse sont particulièrement vulnérables, car ils peuvent être victimes de graves difficultés financières : « Les sommes peuvent être assez importantes », témoigne Brice Jantzem. Par exemple, le SDA a récemment été alerté sur le cas d’un audioprothésiste sans histoires, confronté à de sérieux problèmes fin 2024 avec la caisse primaire de Seine-Saint-Denis. « La caisse avait bloqué tous les dossiers C2S et AME [Aide médicale d’État], pour un montant total de 27 750 euros non remboursés entre juillet 2023 et fin 2024, rapporte le président du SDA. Globalement, un centre qui existe depuis longtemps aura les reins assez solides pour tenir quelque temps face aux blocages de remboursement, à condition qu’ils ne durent pas six mois et ne concernent pas une part trop importante des factures. » En revanche, cela peut poser de gros problèmes pour un jeune qui vient d’ouvrir : « Quand on s’installe, il y a beaucoup d’emprunts à rembourser et peu de trésorerie d’avance. »

Une réaction exagérée ?

De manière générale, le SDA émet quelques réserves sur la campagne de contrôle actuellement menée par l’Assurance Maladie, qui se caractérise par des mesures globales. Le syndicat prône, au contraire, des solutions davantage ciblées, comme l’obligation pour l’audioprothésiste de présenter une carte professionnelle. « Nous sommes très embêtés, au SDA, car nous voulons bien participer à la lutte contre la fraude. Notre syndicat a d’ailleurs beaucoup alerté sur les fraudeurs, dès 2022, et il a largement participé à la médiatisation du phénomène, mais la réaction est parfois un peu disproportionnée, estime Brice Jantzem. À la base, nous demandions des mesures très simples pour permettre d’identifier le professionnel avec sa carte de professionnel de santé. En effet, la présentation de cette carte n’est toujours pas obligatoire. C’est toujours l’établissement qui facture. Or, derrière l’établissement, il peut y avoir des escrocs et des non diplômés. »

L’absence d’une obligation de présenter une carte professionnelle peut aussi expliquer pourquoi les mutuelles sont actuellement si vigilantes (voir encadré ci-dessous). « Comme les complémentaires sont en seconde ligne, après le remboursement de la Sécurité sociale, et que cette dernière ne sécurise pas complètement la présence de l’audioprothésiste, elles cherchent à vérifier qu’il y a bien une matérialité de l’appareillage auditif fourni », précise le président du SDA. Ces vérifications alourdiraient encore un peu plus le travail administratif des centres, car les mutuelles demanderaient parfois des document sur plusieurs années.

Derrière la lassitude de tous les professionnels interrogés, c’est l’ensemble du modèle de remboursement qui est remis en question, avec l’inquiétude grandissante de voir les audioprothésistes sérieux devenir les principales victimes d’une campagne de contrôle, censée assainir leur secteur.

 

Les mutuelles serrent également la vis

Dans les territoires où les contrôles de l’Assurance Maladie n’entrainent pas de retards particuliers dans les remboursements, plusieurs audioprothésistes alertent cependant sur une pression accrue de la part des mutuelles. « Aujourd’hui, les principales difficultés ne viennent pas des remboursements de la Sécurité sociale, mais plutôt du traitement administratif imposé par les complémentaires santé », témoigne Samuel Benayoun, directeur des huit centres Carré Audition dans la région de Marseille.
Depuis le début de l’année, cet audioprothésiste expérimenté constate une recrudescence des contrôles du côté des mutuelles qui finit par ralentir drastiquement les paiements. « Pour certains dossiers, c’est devenu une véritable usine à gaz. Chaque mutuelle a son propre protocole, ses exigences spécifiques. Et si un document ne correspond pas exactement à leurs critères, le dossier est bloqué », explique-t-il. Cela aboutit à des retards de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avec une pression constante sur les assistants. Dans un de ses centres, un remboursement de près de 4 000 euros reste en suspens depuis plus de cinq mois.
Même constat dans le Morbihan, où Thibaut Derré, responsable de trois centres auditifs, observe une intensification, ces derniers mois, des demandes de justificatifs de la part des mutuelles : bons de livraison, preuves de rendez-vous, devis certifiés, etc. « Nous devons de plus en plus montrer patte blanche et j’ai l’impression que les fraudes sont une fausse bonne excuse pour ne pas payer », estime-t-il. Samuel Benayoun complète : « Finalement, ce sont surtout les petits centres qui trinquent. »
Ces retards ont un impact non seulement sur la trésorerie des structures récentes, mais aussi sur l’organisation quotidienne des équipes. « Mes assistantes passent désormais 50 % de leur temps à traiter les demandes des mutuelles. C’est autant de temps qu’elles ne passent plus à s’occuper directement des patients », déplore Samuel Benayoun. Chez Carré Audition, les plus gros centres arrivent à compenser les autres, mais la charge devient de plus en plus lourde.
« C’est invivable quand vous voyez 15 patients par jour et que, à chaque fois, il faut renvoyer toute une série de documents pour espérer être remboursé », déplore Samuel Benayoun. À tel point que ce dernier réfléchit parfois à sortir de certains réseaux de soins : « On finit par se demander si cela vaut encore le coup de faire du tiers payant. »

 

L’Assurance Maladie poursuit sa campagne de contrôle

Contactée par Audio infos, l’Assurance Maladie rappelle avoir engagé, depuis l’automne 2023, des contrôles plus approfondis sur les poses d’audioprothèses, en particulier lorsqu’elles concernent des bénéficiaires de la Complémentaire santé solidaire (C2S) ou de jeunes adultes. Ces actions s’inscrivent dans une politique de lutte renforcée contre les fraudes, en nette augmentation selon les bilans internes de la CNAM, dont les dernières données datent de mars 2025. Des campagnes majeures ciblant les centres de santé et les audioprothésistes fraudeurs se poursuivent actuellement, explique-t-elle, sans toutefois fournir de précisions sur une éventuelle date de fin. « En 2024, la répartition par professions de santé révèle des résultats particulièrement en hausse dans le secteur des audioprothésistes, où le préjudice détecté et évité a été multiplié par plus de cinq en un an, atteignant ainsi 115 millions d’euros, contre 21,3 millions en 2023 », se limite à commenter l’organisme. Plus des trois quarts des fraudes – soit 88 millions d’euros – ont été évitées grâce à un blocage de remboursement.
L’audioprothèse est désormais le secteur qui génère le préjudice le plus élevé pour l’Assurance Maladie en France, tous secteurs confondus, loin devant les autres, ce qui laisse présager que l’institution ne desserrera pas l’étau de sitôt.

 

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