Le marché de l’emploi des audioprothésistes montre-t-il vraiment des signes de saturation ?

Depuis plusieurs années, le marché de l’audioprothèse connait une dynamique quasiment euphorique. L’effet du 100 % Santé, conjugué au vieillissement de la population et à l’augmentation des problèmes auditifs, a provoqué une ruée vers les formations d’audioprothésiste, avec une quasi-assurance d’embauche pour tout jeune diplômé. Pourtant, depuis quelques mois, les premiers signes de ralentissement apparaissent.

« Si nous ne disposons pas encore d’indicateurs chiffrés qui permettent de le dire, nous commençons à observer des signaux faibles, explique Brice Jantzem, président du Syndicat des audioprothésistes (SDA). Dans les grandes villes, cela commence à être compliqué de trouver du travail, notamment à Paris, où il y a beaucoup de demandes d’emploi et peu d’offres. » La tendance est encore très récente, mais elle marque un tournant pour une profession qui était jusqu’ici épargnée par toute forme de difficulté à trouver un poste. « Cela fait environ six mois que nous commençons à observer ce ralentissement. C’est la première fois que je constate des difficultés en 25 ans de carrière, insiste Brice Jantzem, qui énonce un exemple frappant de ce phénomène : À Paris, fin 2024, il y avait une trentaine de jeunes diplômés d’écoles françaises et espagnoles qui cherchaient du travail. On ne voyait pas cela avant. » Cette situation entrainerait des effets sur les salaires, par exemple lors des mobilités internes. « Il semblerait que des audioprothésistes qui déménagent en restant dans la même enseigne voient désormais leur salaire baisser, parfois même de 1 000 euros par mois », rapporte le président du SDA.

 

Brice Jantzem, président du SDA. JIM WALLACE

« Je reçois de plus en plus d’appels de candidats »

Ce constat est partagé par d’autres acteurs du secteur. Claude Piqué, consultant spécialisé dans le recrutement en audioprothèse, confirme un changement net de la dynamique du marché de l’emploi. « Il y a des signes clairs. Je ne dirais pas que le marché s’est durci, mais plutôt qu’il est revenu à un certain équilibre, après une période de pénurie en audioprothésistes diplômés, explique-t-il. Comme la demande d’emploi a progressé et que les offres d’emploi ont baissé, désormais, le marché de l’emploi n’est plus en pénurie, mais à l’équilibre. De mon point de vue, ce renversement s’observe depuis juin 2024. À partir de cette période, j’ai commencé à recevoir de plus en plus d’appels d’audioprothésistes qui peinent à trouver un poste, surtout dans les zones urbaines. »

Par ailleurs, les promesses d’embauche sont signées beaucoup plus tôt qu’avant, par rapport à la date de la prise de poste. Cela illustre davantage de prévoyance et d’anticipation de la part des candidats : ils sont prêts à signer plus tôt pour être surs d’avoir un emploi. Autre signal clair, les cycles de recrutement se raccourcissent nettement. « L’acte de recrutement est devenu plus rapide dans les zones déjà bien dotées en audioprothésistes, observe Claude Piqué. Il faut réagir dans la semaine, voire sous une quinzaine de jours, contre jusqu’à plusieurs mois auparavant» Le consultant constate également une légère baisse des salaires à l’embauche. D’après lui, cette baisse s’explique par le fait qu’il y a désormais deux ou trois candidats en concurrence lors de la dernière étape du recrutement, contre un seul auparavant. « La marge de négociation salariale est plus faible qu’auparavant », explique l’expert. Ce dernier constat vaut pour l’ensemble du territoire, et pas seulement en région parisienne.

Claude Piqué, consultant spécialisé dans le recrutement en audioprothèse. CP

Explosion du nombre de diplômés

Pour comprendre ce retournement du marché de l’emploi, il faut revenir sur l’évolution de la démographie professionnelle (lire l’article sur l’évolution du nombre d’audioprothésistes en France). « Ce qui se passe, c’est que nous avions un numérus clausus qui assurait une quantité suffisante d’audioprothésistes pour les besoins du marché. Ce nombre n’était pas suffisant pour les enseignes qui voulaient se développer en centre-ville, mais suffisant pour la population française, explique Brice Jantzem. Mais comme ce numérus clausus ne permettait pas à certaines enseignes – notamment de l’optique – de se développer, les formations espagnoles sont arrivées. Elles ont fait doubler le nombre de professionnels qui postulent chaque année en France. Il y a actuellement environ 300 nouveaux audioprothésistes par an après une formation française et on parle d’environ 300 issus de formations espagnoles. Or, à partir du moment où il y a deux fois plus de potentiels demandeurs d’emploi, les employeurs sont en position de proposer des salaires moindres et de se montrer plus exigeants. » Si le nombre d’audioprothésistes a très largement augmenté ces dernières années, la répartition des professionnels sur le territoire est loin d’être homogène et reste concentrée dans les agglomérations. « Comme pour toutes les professions de santé, certaines zones, considérées comme très attractives, concentrent les candidatures, tandis que d’autres, jugées moins attrayantes, peinent davantage à recruter, explique Benoît Roy, président du Syndicat National des Entreprises de l’Audition (Synea). En conséquence, il est encore difficile dans certaines parties du territoire d’accéder à un audioprothésiste. Toutefois, ces zones sont beaucoup moins nombreuses qu’auparavant. »

Pour Benoît Roy, ce n’est plus tant le nombre d’audioprothésistes qui pose problème que leur capacité à exercer : « Le succès de la réforme du 100 % Santé a montré, lors de son lancement, que le nombre d’audioprothésistes diplômés était insuffisant pour absorber la demande. Mais au rythme actuel, le volume annuel réalisé par professionnel va se rapprocher de ce qu’il était avant la réforme. Nous avons donc probablement atteint un nombre suffisant d’audioprothésistes diplômés. Désormais, c’est plutôt l’accès au prescripteur [N.D.L.R. les médecins ORL et généralistes pour les renouvèlements] qui freine l’appareillage. »

Benoît Roy, président du Synea. JIM WALLACE

« La situation reste encore très favorable »

Bien que plusieurs indicateurs d’un retournement du marché de l’emploi soient observés dans certaines zones, la situation reste toujours très favorable pour les jeunes diplômés, nuance Frédéric Rouan, directeur de l’école d’audioprothèse d’Évreux. « Je ne perçois pas de signaux vraiment préoccupants. Concernant la promotion diplômée en juillet 2024, tous nos étudiants étaient déjà en emploi six mois après leur sortie », souligne-t-il, en s’appuyant sur le suivi systématique mis en place par l’établissement. Cependant, ce bon résultat ne garantit pas que les prochaines promotions ne rencontreront pas de difficultés : « Lors du forum employeurs organisé cette année dans notre école, nous avons senti un peu plus de préoccupation chez les étudiants de 3e année. » Plus de 40 d’entre eux (sur une promotion de 50) ont sollicité des mini-entretiens avec des employeurs potentiels. « Avant, à ce moment de l’année, beaucoup, voire tous, étaient déjà casés », rapporte Frédéric Rouan.

Pour autant, il ne faut pas dramatiser la situation. « Certains étudiants ont peut-être sollicité des mini-entretiens simplement pour prendre le temps de bien choisir leur employeur. Toutefois, dans des zones très denses comme l’Île-de-France ou d’autres grandes villes françaises, il est certain qu’il va falloir élargir sa zone de recherche. » Pour le directeur d’école, cette évolution pourrait avoir une conséquence positive : inciter les jeunes professionnels à envisager une installation en zone rurale. « Il va falloir que cette profession se répartisse de façon un peu plus harmonieuse sur le territoire. C’est essentiel pour garantir un égal accès aux soins, mais c’est aussi un préalable pour assumer de futures missions de santé publique. »

 

Frédéric Rouan, directeur de l’école d’audioprothésistes d’Evreux, ici au Congrès des audioprothésistes 2022. DR

« Les diplômes espagnols risquent d’être la variable d’ajustement »

Jean-Charles Ceccato, maitre de conférences à l’école d’audioprothèse de Montpellier, partage le même constat globalement rassurant : « Jusqu’à présent, toutes les enquêtes de suivi de nos étudiants montrent qu’ils trouvent tous un emploi, mais il faudra attendre les résultats de la prochaine vague d’enquête pour confirmer cette tendance », explique-t-il. Il fait toutefois remarquer que l’augmentation du nombre de fermetures de centres est un indicateur très important à surveiller. « S’il y a une augmentation, cela signifie sans doute que le marché commence à se stabiliser », observe-t-il. Selon les données, environ 200 centres ont fermé en 2024, un nombre en hausse.

Pourtant, à ce stade, les étudiants de Montpellier ne semblent pas inquiets, pas plus les apprentis que les étudiants. « Probablement parce qu’ils sortent d’écoles françaises et qu’ils bénéficient d’un vrai avantage par rapport aux formations étrangères », analyse Jean-Charles Ceccato. Le boum des diplômes étrangers a permis de répondre à un besoin ponctuel en audioprothésistes, mais, en cas de ralentissement du marché, cette tendance pourrait s’inverser. « S’il y a un durcissement, la variable d’ajustement se fera surement sur les diplômés de l’étranger. Ce sont eux qui risquent d’en pâtir en premier, car ils peinent déjà à décrocher un stage ou un premier poste », souligne le maitre de conférences.

Ainsi, si le secteur de l’audition devait bientôt traverser une éventuelle crise de l’emploi, dont certaines prémices pourraient se faire sentir, les premiers à en payer le prix seraient ceux qui ont obtenu leur diplôme à l’étranger ainsi que les audioprothésistes des grandes villes. Toutefois, pour l’instant, rien n’indique qu’une telle crise se profile bel et bien à l’horizon.

 

Un marché de l’emploi toujours attractif, malgré un long parcours pour les diplômés en Espagne

Sophie, 44 ans, habite près de Perpignan. En reconversion professionnelle, elle a intégré en 2023 une formation espagnole d’audioprothésiste en deux ans, partiellement à distance. « Il m’était très difficile d’entrer dans une école française, particulièrement avec deux enfants à charge. » Diplômée fin mai 2025, elle devra obtenir une autorisation d’exercice auprès de la Dreets, souvent conditionnée à un an de stage non rémunéré pour compenser la différence de formation.
« En Espagne, nous n’avons que 3 mois de stage, contre 12 mois en France. Aussi, on nous demande de rattraper cette différence pour obtenir l’équivalence. » Mais les délais sont longs : Sophie prévoit de déposer son dossier en septembre, pour une commission d’autorisation qui n’aura normalement pas lieu avant février 2026. « En attendant, je vais devoir travailler, peut-être comme assistante dans un centre. »
« Si les employeurs privilégient généralement les diplômés d’écoles françaises, je reste confiante sur ma capacité à trouver un stage d’équivalence, explique-t-elle, car j’ai déjà effectué un stage de trois mois en France qui s’est très bien passé. » Sophie a d’ailleurs déjà prévu plusieurs rendez-vous. Pour maximiser ses chances de trouver ensuite un emploi, elle prévoit de postuler en zone rurale, là où la concurrence est moins forte.
La mère de famille précise que les diplômés étrangers sont moins bien payés que les français. « Mais cela reste toujours très attractif, avec un salaire autour de 3 000 à 3 500 € brut », estime-t-elle.

 

Comparable à la crise de l’emploi en optique ?

Au vu des premiers signaux négatifs sur le marché de l’emploi des audioprothésistes, peut-on s’attendre à une crise similaire à celle qu’a connue le secteur de l’optique depuis les années 2000 ?
À l’époque, une explosion du nombre d’écoles et de diplômés avait conduit à une saturation du marché, à une baisse des salaires et à une désaffection progressive pour le métier. Le secteur a mis plusieurs années à s’en remettre, alternant entre phases de tension et périodes de rebond, notamment après 2018.
« La comparaison peut être pertinente dans une certaine mesure, mais nous ne sommes pas sur les mêmes volumes d’activité », nuance Claude Piqué, expert en recrutement des audioprothésistes. En effet, le marché de l’optique représente 8 milliards d’euros, contre environ 2 milliards pour l’audioprothèse. « En outre, les deux professions ne sont pas comparables non plus dans leur exercice. Le suivi et l’adaptation en audioprothèse étant un élément prépondérant de l’exercice du métier », continue-t-il.
Cependant, ce qui est arrivé à l’optique peut servir de mise en garde, alors que les ouvertures d’écoles d’audioprothèse se sont multipliées en France ces dernières années. « À cela s’ajoutent les arrivées de profils en provenance de formations européennes qui sont sans limite. »

 

 

En Allemagne, le secteur de l’audition peine à recruter

La situation chez nos voisins outre-Rhin ressemble à celle que la France a connue ces dernières années.
« Chez nous, les employeurs du secteur de l’audition peinent à recruter de nouveaux audioprothésistes, comme c’est d’ailleurs le cas dans tous les métiers de l’artisanat en Allemagne, explique Jana Herrmann, rédactrice en chef du magazine Audio infos Allemagne. De plus, la formation en apprentissage est mal payée par rapport aux autres secteurs. Et puis, d’une manière générale, le métier d’audioprothésiste n’est pas très connu des jeunes. »
Pourtant, le secteur de l’audition est en très bonne santé en Allemagne et le marché du travail en audioprothèse est en situation de plein-emploi.