Démarchage téléphonique, publicité sur les réseaux sociaux : Côté clair et face obscure des apporteurs de patientèle
Audibene, Mon Centre Auditif, My Audio... autant de sociétés de plus en plus connues des audioprothésistes quoique totalement inconnues du grand public, qui pourtant a quasiment quotidiennement affaire à elles ! Les propositions de dépistage audio, les appels, les pubs sur Internet ou sur les réseaux sociaux pour des rendez-vous chez les audios, ce sont notamment eux. Que penser de ces propositions de mise en relation de patientèle ? Les audioprothésistes doivent-ils y souscrire, par crainte que les concurrents captent ainsi les patients ? Est-ce utile pour les patients ? Est-ce acceptable pour l'image de la profession ?

Faut-il faire appel à un apporteur d’affaires pour remplir l’agenda de son centre auditif ? Cette question laisse actuellement peu d’audioprothésistes indifférents. Il y a ceux qui sont ouvertement pour, ceux qui font appel à eux un peu en secret, ceux qui sont contre et ceux que cela met résolument en colère.
Pourtant, la mise en relation avec des patients n’a rien de vraiment nouveau. C’est le même principe que le contact donné aux patients par les ORL, les médecins généralistes ou encore les pharmaciens. La grande différence est qu’il s’agit là d’un véritable business, avec des sociétés directement rétribuées, et surtout que quelques escrocs se sont récemment mis à imiter leur fonctionnement, ce qui a pu inquiéter les patients.
La démarche de ces sociétés est de mettre en place des communications et des opérations marketing pour créer un contact avec de potentiels patients et les rediriger, moyennant finance, vers les centres auditifs partenaires, situés proches du prospect. Les patients sont recrutés par les réseaux sociaux ou sur le web, à travers des annonces, avec des propositions informatives, par exemple sur la gratuité d’un contrôle de l’audition, ou plus alléchantes, comme « Nous recherchons toujours des personnes de plus de 60 ans pour tester gratuitement un appareil auditif » ou encore « Cette petite merveille d’innovation et de miniaturisation peut être gratuitement à vous si vous nous contactez ».
Ces services sont-ils légaux ?
Au-delà des pratiques commerciales de chacun, il convient d’abord de s’interroger sur la part de légalité de ces nouveaux venus sur le marché de l’audition. « L’apporteur d’affaires est une personne qui agit comme intermédiaire entre deux parties, pour leur mise en relation, sans les représenter directement l’une et l’autre. Contrairement à un agent commercial qui est un mandataire, l’apporteur d’affaires ne négocie pas et ne signe pas de contrat au nom et pour le compte de l’audioprothésiste qu’il ne représente pas. Il n’agit pas non plus comme un courtier ou comme un commissionnaire, souligne Maitre Morgane Morey, avocate au barreau de Paris, avocate du Syndicat des audioprothésistes (SDA) et associée auprès du cabinet Squair. Ces sociétés ont toujours une contrepartie financière pour la mise en relation. Or seule la redirection de contacts au sein d’une entreprise ou d’un groupe est autorisée. Toute autre action est considérée comme du démarchage et les ventes par démarchage [d’audioprothèses] sont prohibées et sanctionnées au sein du Code de la santé publique. Pour que de telles actions soient autorisées, il faudrait que le patient contacte le tiers sans avoir été sollicité et que la transmission des données ne soit pas liée à une transaction financière. De plus, il ne doit pas y avoir un discours qui s’apparente à un diagnostic ou un conseil d’ordre médical, car, sinon, on est confronté à de l’exercice illégal de la médecine ou de la pratique commerciale trompeuse. » Ainsi, selon l’avocate, l’apport de contacts à travers ces sociétés tierces sort du cadre légal.
Maître Morey constate néanmoins qu’il existe, pour l’instant, une certaine tolérance, qu’elle impute plutôt à une absence de contrôles. Il n’y a, en effet, pas encore de plaintes autour de ce sujet, ou bien elles sont en trop petit nombre pour alerter les instances de surveillance, telles que la DGCCRF.
En revanche, l’avocate explique être sollicitée depuis peu par des audioprothésistes qui ont vu ces pratiques se multiplier chez leurs concurrents. Ceux-ci considèrent qu’il y a concurrence déloyale, assortie d’une perte de chiffre d’affaires pour eux. Les plaintes pourraient se multiplier au fur et à mesure que le sujet émergera et que les professionnels seront au courant. « En ne respectant pas la loi, le tiers génère une distorsion de concurrence lui permettant d’obtenir un positionnement anormalement favorable à l’égard des autres acteurs économiques, complète l’avocate. En effet, il tire un avantage à ne pas s’astreindre à la règlementation applicable du domaine concerné, comme le font ses concurrents, ce qui justifie un dédommagement devant les juridictions civiles des concurrents lésés. Actuellement, les juges sont assez réceptifs à ces actions. Il est compliqué de savoir qui sera considéré comme coupable et susceptible d’écoper des sanctions entre l’apporteur d’affaires, responsable des actions, et l’audioprothésiste qui en bénéficie. »
Le SDA a reçu des plaintes de patients
Brice Jantzem, président du SDA (Syndicat des Audioprothésistes), souligne lui aussi que le démarchage est interdit en matière d’audioprothèse, même s’il est pratiqué par un tiers. Il note que les méthodes de certains de ces spécialistes de la mise en relation, qui s’apparentent la plupart du temps, selon lui, à du démarchage, ont aussi permis à des escrocs de récolter des coordonnées pour réaliser des facturations fictives aux CPAM. Toutefois, le syndicat n’a pas, pour l’instant, publié de recommandations sur la conduite que les audioprothésistes doivent adopter face à ce phénomène.
« Cette pratique est très récente et les contrats se font dans un cadre confidentiel : les utilisateurs craignent de diffuser leurs contrats, car ils ont signé des clauses de non-divulgation », explique Brice Jantzem. Des avocats ont été sollicités par le syndicat pour étudier les différentes pratiques. Le SDA souligne également avoir reçu des plaintes du grand public, spécialement lors de démarchages non sollicités au cours desquels les prospects se sentent harcelés et sont parfois trompés.
Brice Jantzem se déclare, à titre personnel, tout à fait opposé aux pratiques de ces apporteurs d’affaires : « Il y a le cadre juridique, qui nécessite une analyse au cas par cas, mais qui considère vraisemblablement cela comme illégal, car essentiellement basé sur du démarchage interdit par le L.4361-7 du CSP. Et puis il y a les conséquences économiques : l’intermédiaire qui est payé ne peut qu’augmenter le cout de la prestation ou en faire baisser la qualité, le tout dans un cadre opaque et non dans celui d’une mutualisation. Il y a enfin, et surtout, le cadre déontologique : en médecine, le partage d’honoraires est interdit (R.4127-94). La médecine ne peut être exercée comme un commerce et la santé ne tolère pas les apporteurs d’affaires. En élargissant un peu le cadre, il n’est pas concevable qu’un professionnel qui dépiste une affection soit rémunéré par le professionnel de santé qui prend en charge la personne dépistée. Cela représente un risque éthique important. Les apporteurs d’affaires viennent ainsi perturber le parcours de soins afin de précéder la prescription et de ne la considérer que comme un acte administratif. Et les patients perdent le libre choix du professionnel, qui est pourtant un des fondements du système de santé français. »
Le Syndicat National des Entreprises de l’Audition (Synea) préfère botter en touche. Son président, Benoît Roy, rappelle que le syndicat est attentif au respect de la règlementation, en particulier celle concernant les données personnelles, et aux obligations de la convention des audioprothésistes avec l’Assurance maladie, qui fait office de cadre pour la profession. Il précise également que le sujet des apporteurs d’affaires n’a jamais été mis à l’ordre du jour du Synea. En bref, c’est un non sujet pour les directions des grandes enseignes d’audition.
Des apporteurs de patientèle sérieux … et des escrocs
De leur côté, les spécialistes de la mise en relation assurent tous agir dans un cadre parfaitement légal et dans l’intérêt des patients : ils mettent en place des campagnes sur le thème de la santé auditive, et seules les personnes qui se sentent concernées les contactent. Puis ils leur simplifient la vie en les dirigeant vers l’audioprothésiste partenaire le plus proche. Ils estiment même avoir une action d’utilité publique, car certains patients n’osent pas aller chez un audioprothésiste, d’autres n’y pensent pas, d’autres encore pensent que c’est compliqué ou que les tests auditifs sont payants, etc. Selon eux, ils font la campagne de dépistage que l’Assurance Maladie aurait dû mettre en place, dans l’intérêt de la collectivité.
Pour vérifier ce qui se passe côté patient, plusieurs journalistes d’Audio infos ont répondu incognito à des demandes d’apporteurs d’affaires, pour suivre le parcours : nous avons cliqué, nous avons répondu au téléphone et, la plupart du temps, nous avons été rappelé et dirigé vers un audioprothésiste assez proche ; parfois, on nous a même laissé le choix, pour que ce soit plus simple d’accès pour nous. Puis, nous sommes allés au rendez-vous et tout s’est bien passé, l’audioprothésiste était très pro, il n’a fait aucune pression et, après les tests, il nous a dit que notre audition se portait bien et au revoir.
Cependant, nous avons aussi eu quelques cas d’appel où on nous a présenté une campagne « organisée par le gouvernement » ou « par le ministère de la Santé » ou encore « par la Sécurité sociale », ce qui était évidemment faux. Et quand nous avons essayé d’en savoir plus, on nous a raccroché au nez !
Exemple de publicité abusive sur les réseaux sociaux, laissant penser à une opération officielle de l’Assurance maladie
Nous avons aussi eu le cas d’un appel qui venait en réalité d’une personne souhaitant nous appareiller à domicile, qui n’a pas donné suite, après une simple question de notre part qui lui a mis le doute. Il s’agissait, dans ce cas, tout simplement d’un escroc.
Si, à la rédaction d’Audio infos, nous avons compris de quoi il s’agissait, il peut en revanche être difficile pour les patients de faire la différence.
Des offres différentes selon les prestataires
À défaut d’avoir pu discuter avec les pirates de la pratique, nous avons eu plusieurs responsables de sociétés sérieuses de mise en relation entre patients et audioprothésistes. Ils nous ont expliqué leur fonctionnement.
Certains services de mise en relation sérieux qualifient les contacts en les rappelant. Les services de mise en relation permettent de sensibiliser les patients à leurs problèmes auditifs et de les accompagner dans leurs démarches.
Mon Centre Auditif se présente comme des experts en acquisition numérique. Thomas Lepage, un de ses fondateurs, propose des mises en relations qualifiées : « Le patient se rend sur la plateforme et on le rappelle pour vérifier qu’il souhaite bien consulter un audioprothésiste, puis on récupère des informations pour que l’audioprothésiste puisse l’accueillir au mieux. Nous ne garantissons pas la vente, mais nous avons calculé qu’environ 40 % des contacts aboutissent à un appareillage. Nous avons plusieurs formules d’achat de contacts, allant de l’unité aux forfaits de 10 ou 20 mises en relation pour une somme de 70 à 50 € par contact. » Mon Centre Auditif annonce travailler avec plus de 2 700 centres en France, dont 400 indépendants.
Gybson Giuli, directeur de MyAudio, ambitionne que sa plateforme devienne le Doctolib des audioprothésistes. Le site est accessible sous réserve d’un abonnement annuel de 900 €. En matière d’acquisition de prospects, le service passe uniquement par une commission en cas d’appareillage. Cette commission est fixe et au tarif unique de 300 €, quelle que soit la classe du modèle acheté. Gybson Giuli revendique également un taux de conversion d’environ 40 % sur les contacts transmis. My Audio annonce travailler avec plus de 250 adhérents.
Le service le plus ancien sur le marché est Audibene, qui n’a pas souhaité nous détailler son fonctionnement. Selon nos informations, Audibene demanderait une commission comprise entre 35 et 38 % du coût de l’appareil. Le service appartient à WSA, qui détient, par ailleurs, la marque d’aides auditives Signia. Certains audioprothésistes nous ont expliqué qu’il y aurait par là même un manque d’indépendance vis-à-vis de la marque Signia, qui serait poussée auprès du patient dans le cadre de sa mise en relation par Audibene, ce que nous n’avons pas pu vérifier.
Des audioprothésistes partagés
« Les services de mises en relation peuvent être un canal intéressant pour les indépendants, mais à un coût important qui augmente plus on s’approche de l’acte d’achat. Nous avons constaté que l’achat simple d’un contact prospect est de quelques dizaines d’euros, mais que, si on paie à la commission, cela varie de 250 € pour un classe I à plus de 450 pour un classe II, souligne Jonathan Goldminc, directeur de l’enseigne Sonoly. Nous estimons que le coût marketing moyen d’acquisition d’un nouveau patient est d’environ 300 €. Avec ces services de mise en relation, le coût est un peu plus élevé. Il est donc important que ce ne soit pas la seule source de recrutement. En revanche, cela peut être un canal complémentaire. Il faut absolument vérifier les moyens de contact et le discours fait aux patients prospectés afin de s’assurer de rester dans la légalité. »
Shelly Zeitoun, qui a récemment créé son centre Protect Audition à Paris, fait, elle aussi, appel aux services de plusieurs apporteurs d’affaires sans en être parfaitement certaine d’avoir des retours suffisants. « Les contacts sont très inégaux en quantité comme en quantité. Il n’est pas toujours simple d’avoir des explications sur les autres audioprothésistes avec qui ils travaillent et qui pourraient être dans la même zone que la mienne. Mais quand on a un centre encore récent, cela permet de s’installer. C’est un apport de patientèle supplémentaire qui coute cher, mais que l’on peut fidéliser par la suite grâce à un travail efficace. »
D’autres audioprothésistes sont farouchement opposés au système. « Je suis très nettement opposé à ce système mercantile d’apporteurs d’affaires. Je considère que c’est un système de drainage de clientèle, dont les patients sont la cible ; et ceux-ci se retrouvent souvent entrainés dans un engrenage, regrette Jehan Gutleben, gérant d’Audition Gutleben. Les centres paient leurs apporteurs d’affaires, mais, au bout du compte, c’est la Sécurité sociale qui rembourse une prestation qui n’a rien à voir avec l’audition.
Un patient que je suis depuis 7 ans hésite depuis plusieurs années à renouveler son appareil. Il a été contacté par un service et a fini par aller faire un essai. Comme il n’était pas satisfait, il est revenu chez moi et m’a « avoué sa démarche ». Outre le fait que l’on est venu démarcher un de mes patients satisfaits de mes services en essayant de lui expliquer qu’il paierait moins cher ailleurs, il aurait eu plus d’une demi-heure de trajet pour rejoindre cet audio. Je ne peux pas considérer que cela aurait été pour son bien. »
Les escrocs à l’audioprothèse ont utilisé des méthodes similaires aux apporteurs d’affaires pour réaliser leurs fraudes, jetant le doute sur cette pratique. Getty Images – Ines Fraile
Stéphane Gallego, cogérant associé audioprothésiste Audition Conseil et vice-président du SDA, s’interroge sur l’importance de la commission et le modèle économique qui en découle pour l’audioprothésiste. « Une commission comprise entre 25 et 30 % du chiffre d’affaires me laisse perplexe. Les centres font plutôt une marge de 6 à 8 %. Pour que cela reste rentable, il faut que l’audio augmente les prix de l’appareil, ce qui n’est pas possible sur un classe I, ou qu’il rogne sur le temps consacré au suivi. Avec une telle commission, ce n’est ni du repérage ni du dépistage, c’est du commerce. Ce n’est pas « simplement » de la mise en relation, c’est du business. Or, au niveau de l’esprit de la loi, c’est interdit. Sans compter que ces services nuisent à l’image de la profession, car certains appels sont très agressifs. »
Au-delà de l’aspect légal de la pratique, qui n’a pas encore été évalué par la justice, les apporteurs de patientèle en audioprothèse peuvent donc se révéler utiles, en particulier pour aider les centres récemment créés à se développer. Ils permettent également de sensibiliser certaines personnes à leurs problèmes auditifs et de les accompagner dans des démarches qu’ils pensaient compliquées.
En revanche, ces entreprises souffrent d’une efficacité inégale et d’un coût qui empiète sur le budget du centre. Sans compter qu’ils ont été victimes des escrocs à l’audioprothèse, qui se sont fait passer pour eux, pendant la période la plus active en fraudes, ce qui a pu rendre méfiantes certaines personnes et dégrader l’image de la profession.
Aucune régulation n’est encore intervenue autour de cette activité, mais cela pourrait venir si elle dure et se répand.